Présentation
Les sociétés actuelles ont transformé l’épuisement en mode de vie. D’un côté, l’importante consommation de produits manufacturés entraîne un règne de l’éphémère, imposant alors des durées d’existence éclaires, puisque les choses ne sont plus faites pour perdurer. De l’autre, les sociétés sont elles-mêmes fatiguées, épuisées, banalisant ainsi des notions individuelles ou collectives telles que le burn-out ou l’épuisement des ressources naturelles, qui sont désormais devenues de nouvelles formes de normalité.
L’épuisement est donc majoritairement perçu de manière négative, comme une perte, un tarissement, un assèchement, une fin. Cependant, cette notion incarne également une posture positive chez des artistes qui focalisent leur pratique autour d’une technique, d’un geste, ou plus particulièrement, d’un matériau.
Épuiser la matière, épuiser le corps, épuiser l’esprit… Approcher l’invisible. Faisant écho au geste de Sisyphe, ces artistes tentent, chacun à leur manière, un épuisement matériel sans jamais pourtant pouvoir atteindre une fin, puisque celle-ci ne cesse de se transformer et de muter, chaque action créatrice, chaque geste, venant déplacer la finalité préalablement entrevue. S’impose alors la recherche d’une forme d’aboutissement qui est - consciemment ou inconsciemment - inatteignable, une limite intangible qui devient à la fois moteur de la création et forme d’accomplissement artistique.
L’un des points communs de ces différentes pratiques est le choix d’un matériau spécifique et emblématique comme point de départ d’une démarche, comme origine du geste créateur. La matière donne l’impulsion et génère l’élan créatif, tout en imposant son épuisement de manière intrinsèque.
Ce mode de travail, qui témoigne d’un réel engagement vis-à-vis du matériau choisi, peut impliquer une sorte de retour aux sources, comme des retrouvailles avec une certaine primitivité. Liant le contrôle au lâcher-prise, ces pratiques imposent une relation instinctive avec la matière, aussi bien de l’ordre du dialogue et de l’échange, que du combat, de la lutte ou du corps à corps. A contrario, certaines démarches se développent selon une étude minutieuse contrôlée et approfondie, parfois compulsive, du matériau utilisé, étude étant dès lors proche de l’expertise.
Ces artistes s’engagent donc dans une exploration répétitive d’une matière et d’un geste (étirer, plier, recouvrir, tisser, tracer...) dépassant la possible absurdité inhérente à une répétition. Ces pratiques - souvent sérielles - cherchent à révéler une certaine exhaustivité non pas au sens baroque, mais plutôt au sens d’une abondance non stérile visant à montrer la multiplicité des existences que peuvent prendre un geste et un matériau. Une possible résilience en somme, qui questionne la matière, ses limites, ses possibles, à travers des séries infinies, n’ayant ni début ni fin.
Certaines œuvres du projet n’ont d’ailleurs pas de formes finales définitive. Il s’agit de systèmes modulaires et modulables in progress permettant de pouvoir investir un lieu ou un espace de façons différentes, à partir d’une même série d’éléments déjà produits auxquels s’ajoutent parfois de nouveaux modules, afin de proposer des expériences inédites.
À une époque où la production d’objets et de produits se fait de manière très importante et rapide ces artistes s’interrogent également sur la façon dont il est possible de ralentir ce rythme effréné de production en créant des nouvelles pièces sans pour autant générer que de nouveaux éléments, faisant écho à la maxime du philosophe grec Anaxagore : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. » Ces œuvres, en réinvention perpétuelle, sont toujours installées de manière différente selon les lieux : chaque exposition donne naissance à un nouvel agencement, qui sera déconstruit puis reconstruit, autrement, ailleurs. Un certain épuisement des possibles, venant interroger le médium exposition, voire l’épuiser, tout en questionnant la durée de vie d’une œuvre d’art.
Le cycle d’expositions Le rocher de Sisyphe fait dialoguer ces pratiques entre elles, qui vont de la pièce unique à la production en série, de la création in situ à l’œuvre protocolaire, afin de prendre en contrepoint le monde dans lequel nous évoluons actuellement, en montrant l’épuisement sous un angle productif, synonyme alors d’abondance, d’accomplissement et d’épanouissement.
À propos
Né de conversations entre artistes ayant placé l'épuisement d'un matériau spécifique au centre de leur pratique, Le rocher de Sisyphe est un projet collaboratif, géré de manière horizontale - figure collective des artistes-commissaires -, dont le format est pensé pour plusieurs occurrences.
Ce cycle d’expositions permet de placer le travail d’atelier au centre du projet, en questionnant les différentes formes d’épuisement d’un matériau choisi, tout en interrogeant des principes tels que la relation atelier-espace d’exposition, les modes et la durée d’existence d’une œuvre d’art...